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Gagauz Yeri (with text)

 

Gagauz Yeri

Photos : Julien Pebrel / Myop || Text : Anaïs Coignac

 
 
 
 

The Gagauzs are Christians of Turkic origin living in the south of Moldova whose language mixes the Turkish of Anatolia and a bit of Bulgarian. At the fall of the USSR, the fear of the Gagauzs, as for the inhabitants of Transnistria, was a union between Moldova and Romania and the risk for those two non romanian-speaking populations to be “lost” in a Romanian-speaking country. Even today, very few Gagauzs speak Romanian, and use Russian or Gagauz.

Unlike Transnistria, they did not obtain their independence after their uprising. Their ephemeral and self-proclaimed Republic in 1991 had to drop flag after three years due to a lack of support and local resources. But since 1994, they officially have a very strong autonomous status in the Moldovan State. Today Gagauzia is officially an Autonomous Territorial Unity (split up in 3 parts) within the Moldovan Republic. In this respect, Gagauzia could be an example of successful reintegration for the unrecognized States that flourished throughout the former Soviet area. However, little by little, the Gagauz autonomy is nibbled and reduced to a symbolic portion. A reality that the Gagauzs are not at all ready to accept.

Traditionally Gagauzs are more pro-Russia and pro-Turkey, recently they confirmed by referendum that they would refuse any rapprochement with the EU and prefer to join the Eurasian Custom Office (Armenia, Belarus, Kazakhstan, Kyrgyzstan, Russia). Another obstacle for Moldova on its way to European integration (after Transnistria).


Text in french :

Région autonome de Moldavie, la Gagaouzie est peuplée de chrétiens d’origine turque tournés vers la Russie quand le pays continue de croire en l’Union européenne. Leur histoire est celle d’une minorité aux rendez-vous manqués. Un conte moderne des limbes du Vieux Continent.

Dans le berceau, seul apparaît le visage rose et endormi du nourrisson. Son petit corps de 40 jours a disparu, emmailloté dans les couvertures. Autour de lui, des billets de banque moldaves caressent des icônes orthodoxes. Selon le rituel gagaouze du baptême, Elena Cambur, la krestnaja (marraine en russe), dénude le chérubin avant de le plonger dans la baignoire remplie d’eau chaude, avec quelques pièces, billets, graines de blé et un stylo. La promesse d’une vie prospère. Les générations passées ont connu la chute de l’Union soviétique, la fermeture des industries et des fermes kolkhoziennes, le manque d’emploi, les petites retraites, le pouvoir d’achat anémié et l’éclatement des familles avec l’exil en Russie, en Turquie ou en Europe. Alors, en ce jour de fête chez les Petkovici, dans le village gagaouze de Djoltaï, tous célèbrent l’espoir d’un destin meilleur pour l’enfant Kiril. « Qu’il reste toujours proche de ses parents », lance la grand-mère en gagaouze, le verre levé devant l’assemblée.

Venus de l’Altaï, aux confins de l’Asie centrale, les Gagaouzes (« Oguz du ciel bleu » en turc) ont fui les Ottomans vers la Bessarabie (ancien nom d’une partie de la Moldavie) en 1812. La majorité d’entre eux vit à présent regroupée en Gagaouzie, territoire autonome en trois blocs, au sud de la Moldavie. Ces chrétiens orthodoxes parlent une langue turque proche de celle d’Anatolie, bien qu’empreinte de mots bulgares et roumains. S’ils sont russophones, comme la plupart des Moldaves, ils ne connaissent pas le roumain, langue officielle du pays, ce qui ne facilite pas les échanges avec leurs voisins. « La Gagaouzie est l’un des confettis de l’espace russophone, une minorité de 3-4 % de la population moldave, concentrée sur une région [d’environ 1 800 km2, ndlr], explique Florent Parmentier, professeur à Sciences Po Paris. Un peu comme la Corse en France, les Gagaouzes tentent d’affirmer leur identité politique au sein du pays dans lequel ils vivent. » Un pays de 3,5 millions d’habitants qui aurait, en vingt-cinq ans, perdu un quart de sa population, entre soldes démographiques et émigration des masses actives.

État le plus pauvre d’Europe, la Moldavie, ancienne république soviétique, peine à se faire une place sur le continent. Coincée entre la Roumanie et l’Ukraine, sans accès à la mer Noire, gangrénée par la corruption, la Moldavie demeure divisée entre ses aspirations proeuropéennes et les positionnements prorusses de son président et de ses minorités, notamment slaves. « Les Moldaves ont l’habitude de dire qu’après trois jours dans leur pays, les étrangers pensent avoir compris la situation, mais qu’au bout de trois semaines, ils se sentent complètement perdus », plaisante le politologue. Au milieu de cet imbroglio géopolitique, les Gagaouzes forment un peuple à part, miroir déformant des problématiques moldaves.

L’Unesco a classé leur langue dans la liste des idiomes menacés d’extinction. Kiril, l’enfant baptisé, la pratiquera au quotidien avec ses parents. Sa krestnaja, elle, travaille en Russie depuis sept ans en tant que femme de ménage et n’a pas l’occasion de la parler. Assise à la table, qui déborde de viandes, sarmales (mets traditionnels roumains), salades soviétiques et vin maison, elle fait partie des quelques têtes sans batik, le foulard traditionnel. Revenue spécialement pour le baptême, Elena Cambur demeure, comme nombre de ses congénères, éloignée des siens. Son mari Nicolaï, le sadîch (parrain, en turc), est resté au village, tandis qu’une de leurs filles s’est installée en Allemagne, où elle vient d’accoucher. La famille doit s’y retrouver dans quelques jours.

« Nos petits-enfants comprennent le gagaouze, mais ne le parlent pas. Leur vie n’est plus connectée à la Gagaouzie », déplorent deux femmes installées sur un banc à Ceadîr-Lunga, chef-lieu d’un des trois districts de la région. Elles discutent en attendant le prochain marshrutka, le minibus typique de l’ex-Union soviétique. Leur descendance vit à Moscou. Tous ont la citoyenneté russe. « Ils reviennent rarement, c’est nous qui y allons, expliquent-elles. Notamment l’hiver car, ici, le gaz coûte trop cher. » Un schéma classique en Gagaouzie, où on ne s’étonne plus de voir des sexagénaires déclassés s’user dans l’entretien des vignes, faute d’une retraite suffisante. À l’échelle du pays, les fonds envoyés par l’étranger représentent un quart du PIB. Derrière les deux femmes, sur la place de la Maison de la création, trône une statue dorée de Lénine, manifestement entretenue comme celle, triomphante, située devant le Parlement gagaouze. « À quoi bon les détruire, elles font partie de notre histoire », soupirent-elles.

Hormis ces vestiges de l’Union soviétique, qui ont disparu ailleurs en Moldavie, le visiteur retrouve ici les mêmes paysages de steppes, les mêmes routes imparfaites, bordées de noisetiers et ponctuées de puits sanctuarisés par des chapelles, que dans le reste du pays. La Gagaouzie se distingue par quelques détails dans l’esthétique des maisons, ses hectares de vignes, seule fortune de la région, et le haras de Ceadîr-Lunga, qui perpétue l’amour historique des Gagaouzes pour les chevaux. Les troupeaux, également, y sont plus nombreux. On les aperçoit paître dans les champs à l’herbe rase autour des villages et jusqu’à l’entrée de la capitale, Comrat (« cheval noir » en turc). L’identité ethnique n’a jamais été reconnue par les Soviets. L’enseignement en gagaouze a bien été instauré sous Khrouchtchev en 1957, mais il n’a pas tenu deux ans. La moitié de ce peuple méconnu a succombé à la famine, en 1946-47. Il a aussi vécu des déportations, principalement en Sibérie et au Kazakhstan, en trois vagues entre 1941 et 1951, organisées par le pouvoir central soviétique. Alors, quand, en 1991, la Moldavie déclare son indépendance, les Gagaouzes proclament la leur. « Nous étions heureux quand c’est arrivé. Nous avons eu l’espoir que les gens sachent enfin qui sont les Gagaouzes », regrette une retraitée de Djoltaï. Deux de ses filles vivent aujourd’hui en Turquie. La troisième a pu rester, grâce à un emploi dans une fabrique de tissu turque.

Le rêve n’aura duré que trois ans. En 1994, pour éviter la guerre civile qu’a connue la Transnistrie voisine, la région accepte le statut d’autonomie que lui propose Chisinau, la capitale moldave. Sa condition : le droit de faire sécession en cas d’unification entre la Moldavie et la Roumanie. Depuis, les relations avec la capitale restent tendues, celle-ci étant accusée de ne pas respecter cette autonomie et de considérer la région comme une province. « C’est confortable de rejeter la faute sur le pouvoir central, mais le gouvernement local n’utilise pas le potentiel offert par la loi. Il défend ses propres intérêts économiques et ne fait rien pour le développement de la culture gagaouze », assure Ekaterina Jekova, députée indépendante du Parlement territorial et ancienne journaliste. Elle dénonce le discours local, qui vante les échanges commerciaux et humains avec la Russie et méconnaît la réalité des fonds envoyés par l’Union européenne et la Turquie, soit plusieurs dizaines de milliers de dollars par an pour les routes, les écoles, les infrastructures et les médias locaux. En 2014, invités à se positionner contre l’accord de coopération signé par la Moldavie avec l’Union européenne, les habitants ont ainsi voté pour l’intégration de la Gagaouzie à l’Union économique eurasiatique de Poutine. Ironique, la députée rappelle que le bachkan (président gagaouze) de l’époque, prorusse, vit désormais en Allemagne.

« Les politiques se disent patriotes, mais ils trahissent notre histoire », peste Constantin Keles, crâne chauve sur carrure de lutteur, devant son chevalet. Lorsqu’il ne s’active pas auprès de ses soixante-dix chevaux Orlov, une race de trotteurs russes réputés pour leur force et leur élégance, il les peint. Figure locale, le quinquagénaire a dû se battre pour sauver le haras familial, le dernier du pays depuis la chute de l’Union soviétique. Depuis, il s’ingénie à concevoir des lignées d’exception. « Ce haras, c’est ma croix, dit-il. Et je l’aime jusqu’aux os. » Son fils Dmitri, vétérinaire, sera la cinquième génération à gérer le domaine. « Ces chevaux disposent d’un patrimoine génétique unique et devraient être traités comme un héritage d’État. Mais, au lieu de cela, personne ne veut investir », s’insurge Constantin. S’il vend chaque année une vingtaine d’étalons aux locaux, ce qui, avec les subventions locales, couvre à peine les frais de gestion, il n’est pas autorisé à traiter avec les Européens, car « la Moldavie n’a pas signé la convention internationale vétérinaire ». « J’ai peur qu’un jour, les politiques viennent fermer mon haras à cause du déficit », lâche-t-il, le pinceau sur la toile. En attendant, chaque année le 6 mai, dans son hippodrome vieillissant, les Gagaouzes célèbrent la fête de Hederlez, qui ouvre la saison agricole. Des courses hippiques amateurs s’y déroulent, avant le grand concert installé, cette année, dans le parc de Ceadîr-Lunga. Devant les quelques stands d’artisanat, des dizaines de troupes locales en tenue traditionnelle défilent sur scène. Une grande fierté en Gagaouzie, où le folklore se ravive à mesure que le territoire se vide.

« J’ai peur que, bientôt, il n’y ait plus de Gagaouzie ni de Moldavie », appréhende Piotr Moyse, un poète de Comrat. Propriétaire d’une maison coquette avec un jardin potager, le retraité assure ne plus rentrer dans les supermarchés : « Ce sont des musées, les produits sont trop chers pour nos petites retraites. » Son petit-fils, resté au pays, lui rend visite chaque week-end : « C’est ma source de joie. » À l’évocation de ses filles, exilées en Turquie et en Allemagne comme traductrice et architecte, le vieil homme écrase une larme en tirant sur sa cigarette. Gelsän Anam (« Maman, reviens s’il te plaît » en gagaouze), est le titre d’un de ses poèmes, complainte d’un enfant séparé de sa mère, partie travailler à l’étranger. Dans la région, il n’est pas rare que les parents s’en aillent en premier, laissant leur progéniture aux grands-parents, le temps d’obtenir une situation stable. C’est l’un de ses rares textes du genre, lui qui n’écrit que des poèmes d’amour dans cette langue si chérie qu’il n’a osé emprunter qu’à partir de 1972, lorsqu’un éditeur russe le lui a suggéré. Certains sont repris en musique par des chanteurs du cru écoutés par la jeune génération, à l’image de Vitali Manjul. Lui mélange folklore gagaouze et hip-hop, rap, pop ou reggae, selon l’inspiration, le tout dans des clips langoureux tournés dans la campagne environnante. « Je veux maintenir notre identité dans le monde moderne, car nous vivons une forte période d’assimilation », explique l’artiste. Dans son mini-studio enfumé de la Maison de la culture à Comrat, le chanteur a planché une partie de la nuit sur des ballades gagaouzes « de deux siècles », retrouvées par un groupe d’ethnographes. Reste à les enregistrer et les poster sous forme de vidéos sur son lien YouTube. « Tout n’est pas aussi négatif que les gens veulent bien le dire », plaide un ami qui l’assiste à la technique. Il a quitté l’agence de pub qui l’employait en Turquie voilà deux ans. « Je travaillais beaucoup et je n’avais pas le temps d’avoir une vie privée. C’était une autre culture, une autre religion. Je suis rentré parce que ma terre me manquait. »

Le trentenaire reste flou sur son nouveau gagne-pain dans les « mass-medias », mais assure s’en soucier moins que de ses activités autour de la musique. « On a tous perdu quelque chose avec la chute de l’Union soviétique, résume la directrice d’un lycée de Ceadîr-Lunga, le jour de la fête d’Hederlez dans les écoles. Le pire, ce sont les jeunes, qui partent tous. Mais c’est mieux ici qu’en Ukraine, avec la guerre et les gens qui se battent pour le nationalisme. » Dehors, les élèves traînent encore un peu avant de se quitter. Ce soir, dans une salle de classe, les aînés ont pu chanter, danser, alternant les tubes commerciaux et les chants traditionnels gagaouzes sur des pas et gestes cent fois répétés. Pourtant, dans les mots qu’ils échangent sur le perron de l’école, l’accent altaïque qui chantonne dans les villages a disparu. Le russe a définitivement pris l’ascendant.

Anaïs Coignac